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Une “ville blanche” en cache une autre

Retour à Casablanca

Mars 2020, Montréal, based on archives from the CCA



Les photomontages de Tel-Aviv, par l’artiste Melvin Charney, publiés en 1993 et intitulés The White City Revisited, m’ont replongé l’espace d’un instant dans mes propres souvenirs d’enfance. En grandissant, j’ai souvent pensé que « la ville blanche », comment on aimait à l’appeler, portait si mal son nom… Je la percevais comme un amas de formes éparses, de couleurs pêle-mêle, de ruines art déco mal-aimées, et de constructions insipides. Pourtant cette ville en 1912, était la promesse d’une grande aventure coloniale. Une « mission civilisatrice » sans précédent, qui a vu des générations d’architectes européens de l’avant-garde, s’essayer à de nouveaux styles et de nouvelles expériences dans la construction civile et domestique.
À regarder le travail de Charney de plus près, j’ai alors réalisé que la ville blanche en question, était à plus de cinq mille kilomètres de celle qui m’a vu grandir. Ainsi, Casablanca, la métropole marocaine par excellence, blanche jusqu’à son nom de baptême, n’est pas la seule à avoir mérité ce surnom. Et pour cause, cette dernière, tout comme Tel-Aviv il y a quelques décennies, subit en silence les ravages du temps et de l’usure. Je me propose, à la manière de Charney, de revisiter Casa la blanche, à travers des artéfacts de la collection du CCA accompagnés de mes propres observations in situ, pour montrer que son éclat ne tient pas tant à la blancheur de ses murs, mais à la résilience et l’inventivité de ses habitants.


      
Après la seconde guerre mondiale, alors que le monde se relève au lendemain d’une violence sans précédent, tout est à reconstruire, tout est à réinventer. La foi inébranlable en la technologie et l’industrie pour répondre aux besoins de la société, s’est brisée en morceaux. Architectes et urbanistes modernes se tournent vers des modèles alternatifs pour trouver de nouvelles solutions. C’est dans cet esprit que la neuvième édition des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM), se tient en 1953 sur le thème de « l’Habitat ».

Les grilles présentées par GAMMA (Groupe des Architectes Modernes Marocains) et ATBAT Afrique (Atelier des Bâtisseurs) sur le développement de la périphérie de Casablanca à l’aube de l’indépendance du Maroc, révèlent une rupture avec l’approche fonctionnaliste. En effet, le plan d’urbanisme de Michel Écochard pour les carrières centrales et la cité verticale de George Candilis et Sadrach Woods, dans le même quartier, démontrent un souci d’intégrer la population issue de l’exode rural et de mettre un terme aux conditions insalubres des bidonvilles. L’analyse de typologies vernaculaires ainsi que des données statistiques sur la culture des migrants et sur les densités de population dans les médinas, sont à l’origine de ces projets. La nouvelle périphérie casablancaise se veut donc plus humaniste et plus souple, en reflétant les traditions de ses habitants et en leur permettant de modifier leur maison selon leurs propres exigences.

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CIAM 9 a entériné un réel changement dans le paradigme moderniste et a abouti à une humanisation de l’architecture domestique comme haut lieu de participation citoyenne et d’interaction sociale. Néanmoins, la charte de l’habitat qui en a découlé, n’a pas remis en question la dynamique coloniale et son rapport de forces inégales. Les carrières centrales à Casablanca demeurent le résultat d’une politique missionnaire de la part du protectorat français. Si les innovations du projet s’inspirent du mode de vie autochtone, elles n’en demeurent pas moins des reliques exotiques figées, dont la finalité est d’accéder à une modernité occidentale. Le patio, moteur de mixité et de partage dans la médina,devient appareil stylisé de ségrégation sociale dans cette nouvelle forme d’urbanisme.

Les carrières centrales ont encore aujourd’hui, beaucoup à nous apprendre sur la nature du tissu urbain et sur son indétermination. L’essai photographique d’Yto Barrada, intitulé Reprendre Casa, parle de cette réalité issue de la nécessité du droit à la ville. L’artiste montre comment les habitants ont au fil des décennies, pris réelle possession des carrières centrales. La densification a eu pour effet la disparition des cours prévues par Écochard au profit du bâti, et la verticalisation de la ville horizontale. Les résidents cependant, ont trouvé des moyens originaux d’apporter leurs identités et leurs aspirations à cette environnement, insérant par exemple, lieux de culte, structures légères, revêtements aux tons chauds ou décors moulés. Ce n’est donc pas la ville qui urbanise le migrant, mais le citoyen qui réclame ses droits dans une cité à son image. Cette forme d’urbanisation échappe à toute planification politique ou sociale et est le produit d’une adaptation organique de l’humain à son milieu.


Après plus d’un demi-siècle, les préoccupations et les écueils qu’étaient ceux des architectes des CIAM, sont toujours les nôtres. Casablanca n’a pu empêcher le développement de complexes pavillonnaires sans visage et de logements sociaux dépourvus d’humanité. Voilà deux extrêmes, la périphérie horizontale à l’Américaine, et la banlieue verticale à la Française. Deux modèles qui n’en sont plus depuis la crise du modernisme dans les années 70 et pourtant dont l’influence ne cesse de s’immiscer dans les politiques publiques. Il en devient donc nécessaire de trouver une forme de modernité contextuelle qui échappe au prisme postcolonial. L’exemple des carrières centrales nous montre qu’il est possible de planifier pour le changement. Même si les ambitions d’Écochard ou de son gouvernement mandataire étaient autres, l’environnement bâti, par la souplesse de sa conception, a joué le rôle de réceptacle d’une modernité foncièrement marocaine. Il serait donc possible tout comme Balkrishna Doshi l’a fait en Inde à Aranya, de puiser dans un référentiel marocain pour concevoir une architecture moderne vouée à la transformation par ses usagers, tout en respectant la dignité humaine et les valeurs de tout un chacun.

Le succès d’une ville ne se mesure pas à sa capacité de reproduire l’idéal colonial à l’origine de sa création. Casablanca, tout comme Tel-Aviv méritent d’être analysées et étudiées non seulement dans leur capacité à préserver l’architecture de Style International qui leur a valu le nom de « ville blanche », mais aussi dans leur aptitude à se transformer et à répondre à des problématiques sociales et culturelles qui leur sont propres. Le mythe de Casablanca, un eldorado de tous les possibles, est peut-être encore à portée de main. Dans un climat social et politique délétère, la quête d’un imaginaire collectif est plus que jamais une nécessité.

Sources

Architecture (CCA), Canadian Centre for. “1993: The ‘White City’ Revisited.” Accessed March 7, 2020. https://www.cca.qc.ca/en/articles/issues/2/what-the-future-looked-like/1395/1993-the-white-city-revisited.

“Balkrishna Doshi’s Aranya.” Accessed March 7, 2020. https://www.cca.qc.ca/en/articles/issues/12/what-you-can-do-with-the-city/58317/balkrishna-doshis-aranya.

“Casablanca Chandigarh 2013.” Accessed March 7, 2020. https://www.cca.qc.ca/en/articles/issues/5/journeys-and-translation/39844/casablanca-chandigarh-2013.

Dainese, Elisa. “From the Charter of Athens to the ‘Habitat’: CIAM 9 and the African Grids.” The Journal of Architecture 24, no. 3 (20190403): 301–24. https://doi.org/10.1080/13602365.2019.1606025.

How Architects, Experts, Politicians, International Agencies, and Citizens Negotiate Modern Planning : Casablanca Chandigarh. Accessed March 7, 2020. https://www.cca.qc.ca/en/search/details/library/publication/252621.